« Nous avons innové dans le financement de la recherche fondamentale » (Interview de Jean-Marie Lehn)

INTERVIEW.
Jean-Marie Lehn a fondé l’Institut de science et d’ingénierie supramoléculaires (ISIS) à Strasbourg. Depuis 2002, il fédère des universitaires, des étudiants et des salariés du privé dans des projets aux interfaces entre la chimie, la physique et la biologie. Jean-Marie Lehn reproche aux investisseurs de ne pas s’intéresser davantage au financement de la recherche fondamentale.

LA TRIBUNE – La recherche fondamentale est-elle suffisamment soutenue par des investisseurs privés ?

JEAN-MARIE LEHN – L’Institut de science et d’ingénierie supramoléculaires (ISIS) a toujours été basé sur un triple volet avec des chercheurs senior, qui sont des scientifiques bien établis (*) dans leur discipline, des juniors que nous essayons de recruter au meilleur niveau et des compagnies privées. La première d’entre elles est BASF, arrivée en 2003 dans un laboratoire qui se situe juste à côté du mien. Durant ma carrière, j’ai souvent eu des contrats avec des industries privées. Mais je n’ai jamais accepté de collaborer dans sur des thèmes qui ne m’intéressaient pas.

À quoi ont servi les ressources apportées par le privé ?

Parfois, l’argent qu’on accumule avec un contrat étroit permet de pousser d’autres travaux de recherche. La question importante qui se pose est celle de la propriété intellectuelle. Quand on travaille dans un laboratoire public avec un soutien privé, c’est à discuter au cas par cas.

Quelle est la motivation des industriels qui s’installent à l’ISIS ?

Quand nous avons initié le montage de cet institut, les sociétés d’accélération du transfert de technologie (SATT) n’existaient pas encore, en-dehors de certaines universités dans d’autres pays. À Strasbourg, nous avons innové. Les industriels qui nous ont rejoints ne l’ont pas regretté. On peut transformer des connaissances fondamentales en applications. Un nouveau type de polymère introduit en 1990 a donné lieu à des biomatériaux qui ont servi à réaliser des implants pour des enfants souffrant de malformation cardiaque. Il y a des enfants qui se baladent avec des produits dérivés de nos travaux ! BASF vient de sortir un nouveau polymère nano-structuré de haute performance pour l’isolation des bâtiments, le Slentex. Commercialement, c’est très prometteur.

Des dizaines de startups ont été ou sont toujours en incubation à l’ISIS. Comment avez-vous appréhendé leur financement ?

Nous ne nous occupons pas de leur financement, sauf si l’un d’entre nous est co-fondateur. Il faut déployer beaucoup de travail et avoir un dossier solide pour convaincre des Venture Capitalists. Le problème dans le domaine des biotechs est que la plupart des investisseurs attendent des résultats de type clinique, dans l’humain, avant de s’y lancer. Faire financer des recherches pré-cliniques, c’est beaucoup plus difficile ! J’ai fait partie du conseil scientifique du Novartis Venture Fund, assez ouvert à une participation au financement de travaux originaux pas encore très avancées. Mais on a beaucoup de peine à se faire financer des startups si on n’a pas déjà des résultats cliniques.

C’est pourtant l’enjeu du capital risque !

Je comprends bien la question du Time-to-Market, mais elle m’énerve ! Nous aimerions avoir une vue plus longue, nous y sommes habitués dans la recherche fondamentale. La mission des Venture Capitalists consiste à récupérer la mise et davantage, le plus vite possible. Plus c’est court, mieux ça vaut. Pour eux, la patience est synonyme de risque. « Des chercheurs, on en trouve. Mais des trouveurs, on en cherche », disait le général De Gaulle. Il avait raison, mais cela reste une boutade. La chose la plus précieuse que nous ayons, c’est le temps et l’argent du contribuable qui finance la recherche publique et lui permet de voir le long terme.

Quel serait le schéma idéal pour financer un projet ?

Joseph Achille Le Bel était un chimiste renommé d’origine alsacienne. Sa famille possédait les installations pétrolières de Pechelbronn. Il a auto-financé ses travaux et se faisait plaisir intelligemment. Mais on ne peut pas nécessairement compter sur la famille ! Le modèle idéal serait de trouver quelque chose qui rapporte beaucoup d’argent, pour jouir ensuite d’une liberté totale. Monter sa startup et la vendre à 25 ans ! Prenez l’exemple des fondateurs de Facebook. Ils ont fait fortune à cet âge-là. Dans la recherche publique, il faut trouver son financement en rédigeant des projets, c’est moins séduisant, même si cela conduit à mieux construire ses recherches.

Avez-vous lancé vos propres startups ?

J’ai participé au montage de trois startups établies à l’étranger, avec le soutien d’investisseurs extérieurs et dans le domaine des biotechnologies. Il ne s’agit pas à proprement parler de spin-off de l’ISIS. L’une d’entre elles avait un contrat avec l’Université. On me demande souvent de participer au montage d’entreprises, mais je n’ai pas le temps. Je siège au conseil scientifique de certaines d’entre elles. C’est assez formel. Je le fais parce que cela peut les aider à lever des fonds. J’ai 79 ans, officiellement retraité, donc libre, et je continue de diriger un groupe d’une dizaine de chercheurs. Comme bénévole en quelque sorte.

Que sont devenues les entreprises incubées à l’ISIS ?

Certaines ont disparu parce qu’elles n’avaient plus d’argent ou parce que leur projet n’a pas connu le succès escompté. D’autres sont parties s’installer ailleurs. C’est la règle. Elles ne peuvent pas rester à l’ISIS, sinon le système se bloque. L’une des nôtres est cotée au Nasdaq. Une autre, Alsachim, spécialisée dans le marquage moléculaire des médicaments, est partie s’installer sur le pôle d’innovation d’Illkirch, en banlieue de Strasbourg. Elle s’est tellement bien développée qu’elle vient d’être rachetée par le groupe japonais Shimadzu. En ce moment, dans la maison, il y a des projets prometteurs, notamment dans la recherche sur les maladies de dégénérescence nerveuse.

Les cinq étages de votre institut, sur le campus de Strasbourg, sont remplis. Une extension est en cours sur le même site pour 17 millions d’euros financés par le Plan Campus et les collectivités. Que doit-elle apporter ?

Dans l’extension, dès le printemps 2019, il y aura d’autres laboratoires de recherche senior, d’autres groupes junior et de la place pour des entreprises qui pourraient être intéressées ! Elles pourront s’installer en signant un contrat adapté au cas par cas. Celles qui paieront tout leurs frais resteront propriétaires de l’ensemble de la propriété intellectuelle. D’autres verseront des redevances à l’Université si le produit devient commercial, en cas de succès. Tout le monde sera gagnant.

(*) L’ISIS compte 140 chercheurs dont trois Prix Nobel de chimie : Jean-Marie Lehn (1987), Martin Karplus (2013) et Jean-Pierre Sauvage (2016).

___

Propos recueillis par Olivier Mirguet,
correspondant de La Tribune à Strasbourg

Partagez !