Lorsqu’on estime des progrès futurs, on tend à extrapoler le rythme actuel des avancées. Ce biais conduit souvent à des prévisions trop optimistes, ou trop pessimistes.
Le directeur technique de Microsoft France a déclaré récemment : « Beaucoup d’experts prévoient l’arrivée de l’ordinateur quantique d’ici à dix ou quinze ans. Je serais très surpris que cela prenne autant de temps. » Un tel optimisme est fréquent, mais, compte tenu de l’immense défi technique que représente la réalisation d’un ordinateur quantique, il est probablement exagéré. Il y a de fortes raisons de douter qu’on parvienne à relever le défi aussi vite et à un coût économiquement rationnel, rappellent nombre d’experts et parmi eux le Prix Nobel de physique Serge Haroche.
La croyance que l’ordinateur quantique serait pour demain s’explique sans doute par une représentation biaisée du progrès et de son rythme. Il faut reconnaître qu’en la matière, notre cerveau est aidé par la popularité de la « loi de Moore », qui s’est, jusqu’à présent, assez bien vérifiée. Cette pseudo-loi vient de la constatation que fit Gordon Moore, l’un des fondateurs de la société Intel, concernant les progrès de la fabrication des microprocesseurs. Énoncée en 1965, Gordon Moore la précisa dix ans plus tard en affirmant que le nombre de transistors par microprocesseur doublerait tous les deux ans.
Une telle spéculation part du principe implicite que ce qui a été vrai hier et aujourd’hui le sera probablement demain. Ce principe est enraciné dans une disposition de notre esprit à anticiper le futur en extrapolant selon une tangente au présent. Dans les années 1970, les psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman l’ont bien mis en exergue expérimentalement.
Ces chercheurs israéliens proposèrent à des sujets de calculer mentalement le produit 1 × 2 × 3 × 4 × 5 × 6 × 7 × 8. Le calcul n’était pas très difficile, mais ils interrompaient les sujets avant qu’ils aient pu l’achever en leur demandant : « À votre avis, quel sera le résultat final ? » La médiane des estimations était de 512, alors que la bonne réponse est 40 320.
Cette sévère sous-estimation venait de ce que les individus proposaient leur approximation à partir des données partielles (là où ils en étaient de leur calcul) et tiraient mentalement une sorte de tangente à la courbe représentant les résultats successifs des opérations.
Cette heuristique mentale nous rend inaptes à penser les brusques accélérations ou décélérations d’un phénomène : puisque nous nous appuyons sur la tangente, à l’état présent, de son évolution, nous avons tendance à surestimer ou sous-estimer l’évolution future. C’est l’un des éclairages possibles à notre optimisme vis-à-vis de certaines innovations, qu’elles soient en cours de développement ou qu’elles soient, comme l’ordinateur quantique, encore au stade de la recherche fondamentale.